Détournement de fonds par des avocats : le Barreau du Québec trop indulgent?
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Radio Canada
Un texte de Normand Grondin
Publié le jeudi 16 février 2017 à 11 h 45
Mis à jour le jeudi 16 février 2017 à 12 h 15
Entre 2010 et 2015, 220 avocats canadiens ont été reconnus coupables d'avoir détourné 160 millions de dollars que des clients leur avaient confiés, démontre une enquête de CBC. Près de la moitié d'entre eux ont été radiés à vie de leur profession. Sauf au Québec, où la plus sévère des sanctions professionnelles est rarement appliquée pour ce type de délit.
Un texte de Normand Grondin
Selon l'enquête de CBC, moins de 10 % des 220 avocats ont fait l’objet d’une poursuite au criminel.
80 millions de dollars ont été détournés par des avocats en Ontario et 25 millions par des avocats au Québec au cours de cette période.
Plusieurs des avocats reconnus coupables avaient pigé directement dans le compte en fidéicommis de leur client, un compte qui sert à placer temporairement les sommes qu’un client confie à son avocat.
D’autres avaient conservé l’argent d’un client décédé ou encore facturé des honoraires abusifs ou jamais rendus. Parfois, il s’agissait de très gros montants prélevés d’un seul coup, mais dans la plupart des cas, il est question de montants plus modestes, subtilisés sur une longue période de temps.
Par exemple, au Québec, l’ex-criminaliste vedette Claude F. Archambault s’est ainsi approprié plus de 160 000 $ en omettant à plus de cinquante reprises de déposer en fidéicommis l’argent reçu de clients. Ces infractions lui ont valu une radiation temporaire de quatre ans en 2010.
Puis le Conseil de discipline du Barreau du Québec l’a radié une seconde fois, en 2016, pour une autre série d’infractions similaires.
Son cas illustre la façon dont les infractions de ce genre sont pénalisées au Québec. Est-ce qu’ailleurs au pays il aurait été expulsé de sa profession pour les fautes qu’il a commises?
Le Barreau du Québec est-il plus indulgent?
CBC a comparé les sanctions imposées au Québec et en Ontario.
En Ontario, 71 avocats ont été sanctionnés pour avoir détourné de l'argent de leurs clients : 49 ont été radiés à vie (70 %) et 17 autres ont été suspendus (certaines causes sont toujours pendantes).
Pour sa part, le Barreau du Québec a radié seulement 4 des 80 avocats (5 %) et 58 autres ont écopé d’une radiation temporaire. La durée médiane des radiations temporaires imposées est de 12 mois.
Une radiation temporaire est cependant plus contraignante qu’une suspension, car, selon les règlements disciplinaires, « si elle dépasse trois mois, l’avocat doit s’inscrire à nouveau au Barreau du Québec, ce qui exige du temps, des procédures et des frais administratifs ».
Sanction par défaut?
Les sanctions données au Québec sont-elles suffisamment dissuasives si on les compare à celles imposées par les autres juridictions canadiennes?
Le Barreau du Québec a refusé de nous accorder une entrevue à ce sujet, tout en soulignant par écrit que : « le système disciplinaire du Barreau est efficace et qu’il protège adéquatement le public ».
Selon Alice Wooley, présidente de la Canadian Association for Legals Ethics, même si chaque cas est unique, la sanction par défaut pour le vol d’argent à un client devrait être la radiation.
« C’est une inconduite professionnelle trop sérieuse pour être sanctionnée autrement. »
« L’avocat qui commet ce geste trahit la confiance de son client, celle du public, et abuse du pouvoir qu’on lui a confié et des privilèges qu’il en retire, ajoute-t-elle. À mon avis, il se disqualifie lui-même d’occuper ce poste. »
Pourtant, au Québec, c’est la suspension ou la radiation temporaire qui semble être la sanction par défaut pour cette infraction. Même pour les cas sérieux.
Par exemple, en 2014, l’avocat Dany Perras a été reconnu coupable par le conseil de discipline d’avoir détourné plus de 4,2 millions de dollars à une douzaine de ses clients. Au total, on parle de plus de 50 infractions sur une période de 4 ans. Sa sanction : une radiation temporaire de 10 ans.
Des approches différentes
L’ancien Bâtonnier du Québec en 2011, 2012, Me Gilles Ouimet, évoque « une approche différente » pour expliquer l’écart marqué entre les sanctions québécoises et ontariennes.
« Traditionnellement, en matière de sanction que ce soit au niveau déontologique, criminel ou pénal, le Québec a toujours favorisé l’approche individualisée, qui tient compte des circonstances de chaque cas, et non pas l'approche des peines minimales. »
À preuve, dit-il, l’opposition à la fois du gouvernement québécois et du Barreau du Québec lorsque le premier ministre Stephen Harper présentait des projets de loi réclamant des peines minimales.
« C’est un peu le même phénomène en matière disciplinaire au Québec : on dit qu'il doit y avoir une période de radiation dans les cas d'appropriation, mais on laisse au conseil de discipline le soin de déterminer sa durée. »
Il rappelle également qu’il y a 25 000 avocats inscrits au Barreau du Québec et qu’on a imposé des mesures disciplinaires à 80 d'entre eux sur une période de 6 ans. « De façon globale, dit-il, je pense que le public québécois est bien protégé. »
La pointe de l'iceberg
Philip Slayton, avocat et auteur de Lawyers gone bad, rappelle que beaucoup de cas de détournements de fonds ne sont jamais rapportés par les clients. Il estime qu'il y en aurait possiblement jusqu’à 10 fois plus que les cas rapportés.
De plus, parmi les milliers et les milliers de plaintes que reçoivent les barreaux canadiens chaque année, un grand nombre ne se rendent pas jusqu’au comité de discipline.
« Ce n’est que la pointe de l’iceberg », dit-il. L’auteur évalue qu’il s’agit d’un problème beaucoup plus important, qui devrait nous inciter à revoir la façon dont les avocats sont à la fois réglementés et disciplinés par leur ordre professionnel. « À mon avis, cela viole le principe légal selon lequel personne ne devrait être juge dans sa propre cour. »
Méthodologie : CBC News a réuni des informations sur les affaires disciplinaires et les poursuites du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2015 en amassant des documents provenant des barreaux provinciaux, des bases de données juridiques, et des comptes rendus des médias. Nous y avons inclus tous les cas où des avocats ont été sanctionnés par leur barreau pour avoir indûment reçu ou fait mauvais usage d’argent des comptes en fidéicommis de leurs clients ou perçu des honoraires trop élevés dans une proportion qui les a menés à commettre une faute professionnelle. Cela comprend la surfacturation délibérée, la facturation de services jamais fournis, la fraude avérée et la violation des règles du Barreau concernant les fonds des clients. Comme il n'y a pas une seule source complète relativement à ces informations, il est possible que tous les cas pertinents de sanctions disciplinaires ou de poursuites criminelles n'aient pas été répertoriés. Dans quelque 30 cas où des sanctions disciplinaires ont été appliquées, il n'a pas été possible d'estimer le montant perdu par les clients.